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Il m’était très difficile, enfant, de me situer dans une croyance divine ou dans un processus de foi car si j’avais compris que ma famille était catholique, j’avais saisi aussi très jeune que certains membres de cette même famille étaient croyants non pratiquants et d’autres, plus rares, croyants pratiquants. Mais il y avait également ceux qui laissaient deviner qu’ils n’étaient ni croyants ni pratiquants… J’ai donc grandi dans un contexte de vague liberté spirituelle car je sentais bien que ceux qui avaient la foi abritaient une certaine hostilité vis-à-vis de ceux qui ne l’avaient pas et, bien entendu, vice versa… Quoi qu’il en soit, mes parents étant plus désunis qu’unis tout en ne s’autorisant pas à divorcer - malgré les frasques extra-conjugales de mon père, homme « infidèle » par excellence -, je bénéficiais donc du statut de libre-penseur. Toute petite, je ne connaissais pas cette expression qui n’était jamais prononcée à la maison. Cependant, une chose était sûre : je n’étais pas baptisée, ce qui me posait problème. Non pas par rapport à mes copines qui, elles, l’étaient « toutes » mais parce que je cherchais Dieu, sans malgré tout le réaliser. Aujourd’hui, après avoir suivi une très longue psychanalyse, je dirais que je recherchais surtout un père sur lequel je pourrais compter, m’appuyer - ce qui ne s’avérait pas être la qualité première de mon géniteur ! - mais, à l’époque, la représentation que je me faisais du Père Éternel n’allait pas jusqu’à des liens d’évidence psychologique. Pourtant, à la maison, on réfléchissait facilement car, dans ce milieu d’intellectuels, faisaient partie des devoirs quotidiens de lire et d’échanger ses impressions livresques. Notamment durant les périodes de vacances où l’ensemble de la famille (oncles, tantes, cousins, cousines…) se réunissaient dans la maison de campagne de ceux qui étaient devenus, avec le temps, les grands-parents. Encore une « foi », si je ne comprenais pas grand-chose à leurs conversations savantes, l’idée de la religion me poursuivait régulièrement. Il faut dire que parlant peu, j’observais beaucoup. Une de mes tantes m’attirait particulièrement : Madeleine. Je l’admirais même en secret. Très jolie mais un peu forte (cette particularité me gênait car ma mère était jolie mais très mince !), je l’idéalisais car - même en vacances - elle allait à l’église tous les soirs ! À ce moment-là, je ne réalisais pas tout à fait que Madeleine s’arrangeait pour que tout le monde en parle ! Ma grand-mère trouvait sa belle-fille exceptionnelle (elle avait épousé son fils chéri…), ce qui présentait le très gros inconvénient d’amoindrir les qualités des filles de la filiation. Mon grand-père ne disait rien, homme tout aussi discret que brillant, mais j’avais depuis longtemps deviné qu’il n’appréciait pas Madeleine. Il respectait le choix de son fils mais, ne le voyant jamais vraiment s’adresser à sa belle-fille, j’étais sûre qu’elle le dérangeait et qu’il avait compris dès le début que cette jeune femme avait certes été très attirée par la beauté (objective) de mon oncle mais essentiellement par sa situation professionnelle très en vue qui lui valait des revenus plus que très confortables… Écoutant facilement aux portes, c’est-à-dire - mine de rien - les conversations des « grandes » personnes, j’entendais les critiques acerbes dirigées dans le dos de Madeleine en l’absence de mon oncle. Un jour, j’ai même surpris une autre de mes tantes dire de la belle-fille indésirable que c’était « une grenouille de bénitier »… J’avais à peu près 6 ans et l’expression « grenouille de bénitier » avait déclenché mon imaginaire de façon complexe : tout d’abord, les grenouilles ne me faisaient pas rêver et ensuite, je n’avais pas une très grande expérience des bénitiers. J’en avais déjà vus en visitant des églises et j’imaginais donc que Madeleine buvait l’eau des bénitiers ! Il n’en fallut pas plus pour que j’idéalise celle qui devait s’imposer dès lors comme mon modèle, secret que je gardais au plus profond de moi… Un détail supplémentaire avait son importance : mon éducation sévère faisait que je n’osais pas demander à ma-tante-Madeleine-adorée-enviée-jalousée de l’accompagner à l’église. Cette retenue que j’essayais de dépasser (je n’y suis jamais arrivée !) déclenchait davantage encore mon imaginaire : comment s’y prenait cette pieuse femme pour boire l’eau du bénitier ? N’ayant pas de réponse suffisamment logique à mes yeux de petite fille, je décidai pour de bon de classer cette interrogation récurrente en me persuadant qu’elle remplissait un petit flacon d’une eau que j’estimais miraculeuse (et pas encore purificatrice). Toutes mes cogitations scabreuses m’apaisaient un temps mais une autre difficulté s’imposait systématiquement à moi quand j’entendais la famille dénigrer ma tante vénérée. Surtout ma mère dont j’avais tout de même compris que les griefs qu’elle dirigeait contre sa belle-sœur avaient des fondements pas complètement subjectifs ou farfelus. Ma génitrice étaient aux yeux de tous une femme très intelligente, ayant reçu en héritage une solide morale et ce type de réflexions abîmait in fine mes élans d’admiration pour Madeleine, pourtant si proche de Dieu…
Les années passèrent, mes grands-parents décédèrent, leur maison de campagne fut vendue, mon père avait été emporté - jeune quinquagénaire - par un cancer, Madeleine et son mari se faisaient rares et moi, je venais d’avoir 13 ans… J’étais à une période de ma scolarité où seule la littérature me passionnait. Jusque-là, mes professeurs de français ne m’avaient pas vraiment permis d’opter pour des écrivains qui auraient contribué à me faire saisir le sens de mon existence. Aidée par la culture de ma mère, je découvrais des auteurs qui me convenaient car ils ouvraient progressivement mon esprit mais quelque chose au fond de moi me soufflait que ce que je voulais rencontrer était ailleurs. Je me posais de loin en loin des questions sur Dieu : existait-Il ou n’existait-il pas ? Les années précédentes avaient été douloureuses pour notre famille (divorces inattendus, décès d’un cousin de 2 ans, de sa maman 3 ans plus tard, la maladie de mon père et son issue fatale…) et j’avais maintenant de sacrés doutes quant à l’existence du Seigneur. Toujours libre-penseur, ma mère me rappelait de temps en temps qu’elle se tenait à ma disposition au cas où je désirerais lui poser des questions sur la religion. Je ne le faisais que rarement dans la mesure où ses « malheurs » l’avaient définitivement plongée dans un athéisme hermétique mais tout aussi paradoxal pour la jeune adolescente que j’étais : elle adhérait à la spiritualité… Jusqu’au moment où Corneille est arrivé dans ma vie…
Le professeur de littérature que j’avais alors était un passionné du « Grand Corneille ». Il l’appelait ainsi avec délectation, ou encore « Corneille l’aîné ». Tandis que peu d’élèves de ma classe semblaient accrocher, Pierre Corneille me faisait carrément oublier « mon » XXème siècle étourdissant. Je préférais me lover dans le XVIIème et la dramaturgie de cet homme qui m’éblouissait. Quelques décennies plus loin, grâce à ma cure analytique, je pus faire un lien avec la ville de Rouen où vit le jour mon bien-aimé Corneille et le fait que mon oncle, le mari de Madeleine, y avait exercé un temps… Mais au lycée, ce lien inconscient m’était complètement étranger. J’avais enfin trouvé un sens à ma courte existence : un homme qui expliquait, à qui voulait bien le lire, la vie. Il est vrai que mon prof était fabuleux et intarissable sur l’œuvre de l’immense dramaturge, ce qui ajoutait à mon obstination à vouloir connaître cette même œuvre de Monsieur Corneille. Mon audace n’était pas, à la réflexion, entraînée par un narcissisme démoniaque. Il s’agissait plutôt de quitter le mal-être de mon adolescence difficile et je croyais avoir trouvé mon maître à penser… L’enseignant, qui dominait particulièrement la mécanique littéraire de mon nouveau référent, avait resitué certains de ses écrits dans le contexte de la Fronde et son interprétation de « L’initiation de Jésus-Christ ». J’avoue que je n’avais pas très bien compris de quoi il était question et je passai, comme j’avais l’art (négatif) de le faire quand le processus me semblait trop ardu et hors de portée de mes modestes méninges. En revanche, la notion de « héros cornélien » me donna l’impression d’avoir quasiment changé ma vie ! Notre professeur expliqua cet impossible aboutissement d’un désir impérieux par le fait que Corneille avait été éconduit par Catherine Hue (Catherine étant le prénom de la fille de Madeleine, ce qui prend tout son sens aujourd’hui pour moi) qui avait préféré convoler en justes noces avec un meilleur parti, plus stable qu’un « artiste », Thomas du Pont, conseiller-maître à la cour des comptes de Normandie. Nous devons d’ailleurs à cette déception de Corneille ses premiers excellents vers… J’étais quasiment habitée par cette insupportable notion de héros cornélien qui me fit prendre un raccourci à la teneur épouvantable : la personne que j’aime ne m’aime pas fatalement ! Sur l’instant, je décrétais que Dieu n’existait pas : si je L’aimais, je venais de réaliser qu’Il pouvait ne pas m’aimer… Autant dire que Dieu était une invention des adultes pour que les enfants soient sages. Décidément, certains membres de ma famille avaient raison. Je venais ainsi de régler un de mes nombreux tracas et celui-ci était de taille. Si aujourd’hui, ce raisonnement simpliste m’apparaît davantage encore puéril, toujours est-il que jeune lycéenne et via un représentant sérieux de l’Éducation Nationale, mon affirmation me convenait parfaitement.
Deux années s’écoulèrent encore et l’Au-delà n’était pas ma préoccupation première. J’étais amoureuse de Pierre (ce n’est pas une plaisanterie !) et bien que n’établissant aucun rapport (!) avec Pierre Corneille, j’étais convaincue que je me marierais un jour avec lui. Pour la petite histoire, ce garçon est devenu professeur d’éducation physique… Il m’agaçait par certains côtés (je n’aimais pas quand il mettait son short blanc !), il inquiétait encore plus ma mère qui surveillait notre relation de très près (elle était donc seule dorénavant pour m’élever) et je trouvais, du haut de mes 15 ans, qu’elle se mêlait de ce qui ne la regardait pas. J’en étais là de mes pensées quand je me suis sentie soudain happée par un gigantesque trou. En fait, je marchais dans la rue, sur le trottoir, à un endroit que je connaissais par cœur, revenant d’un entraînement de basket et je suis tombée dans une cave comme il en existait autrefois, notamment dans le Massif Central : ces caves dont l’escalier longeait les maisons, à l’extérieur de l’habitation. Un bon nombre de marches pouvaient conduire jusqu’à cette pièce qui se trouvait de fait au-dessous de la surface à vivre. Ma chute a été assez importante car mon pied a glissé (avec le recul, j’ai toujours imaginé cet accident de la sorte) au niveau de la partie la plus profonde de l’escalier. Aujourd’hui, ce genre de scène semble improbable mais dans les années 60, les mesures de sécurité étaient moins drastiques qu’au XXIème siècle puisque, j’en ai donc fait les frais, cet escalier n’était absolument pas sécurisé par quelque muret que ce soit. Le trou noir le plus total pour moi. Le temps m’est resté indéfini et indéfinissable. Après cette « plongée », après cette « descente » involontaire, j’ai eu l’impression d’être aspirée par un long tunnel aux couleurs sombres. Je quittais ma vie mais j’en étais heureuse. Le calme absolu m’enveloppait quand, tout à coup, une sorte d’énorme effigie dans des tons de brun m’envoya un message. Cette effigie, qui ressemblait à une énorme pièce de monnaie, portait la marque de face d’un visage de très vieil homme. Il ne parlait pas mais je compris qu’il me mettait devant un choix… cornélien : je pouvais quitter mon existence mais ma mère n’y survivrait pas car en quelques mois son mari était décédé, puis sa jeune sœur de 34 ans et son père… Le temps restait plus que relatif et, sans que je m’en rende compte, j’avais dû faire mon choix, ayant alors la sensation très désagréable et particulièrement difficile de rentrer dans mon enveloppe corporelle… Je revins à moi, me voyant - étonnée - assise au bas de cet escalier sordide. Je réalisai que je venais de faire une chute. Je me relevai, mon coccyx me faisait très mal mais, apparemment, je n’avais rien de cassé. Abasourdie par cette mésaventure qui aurait pu se révéler plus grave, j’étais surtout sous le choc de cette communication télépathique. Je n’en parlai à personne (même pas à mon amie Jacqueline). Si j’envisageai timidement qu’une autre dimension pouvait exister, je refoulai tout de même cette possibilité, l’oubliant quasiment.
Deux années s’écoulèrent à nouveau à partir de ce que je ne savais pas encore être une sortie de corps quand, un été, avec des copains de lycée, dont un avait le permis de conduire et déjà une voiture (fait très rare à l’époque), nous choisirent d’aller nous balader dans un endroit en pleine campagne qui permettait au conducteur de faire des dérapages contrôlés. Sauf que ce jour-là, son dérapage il ne le contrôla pas du tout ! Le véhicule quitta le chemin et fit des tonneaux dans un petit ravin. J’étais assise à côté du chauffeur et je fus éjectée par le pare-brise qui s’était complétement détaché, désolidarisé de l’habitacle du véhicule. Je me sentis aspirée par un long tunnel de lumière cette fois-ci. J’étais sereine quand… je retrouvai mes esprits à une centaine de mètres du lieu de l’accident. Par « miracle », je n’avais rien, aucune blessure et mes amis non plus. La voiture était, quant à elle, une véritable épave… Là encore, je ne parlai à personne de mon histoire de tunnel et de sérénité « passagère ». En revanche, de par cette compulsion inattendue, j’acquis la certitude qu’une autre dimension existait. Cette répétition, à deux ans d’intervalle, n’était sûrement pas là pour rien. Je repensai à la possibilité d’un Dieu qui avait l’Extrême Bonté de me signaler mes faux-pas (faut pas ?). Toutefois, je n’arrivais pas à saisir de quoi il s’agissait car si, dans ma seconde sortie de corps j’y étais un peu pour quelque chose en trouvant un grand intérêt à m’amuser de dérapages dangereux et débiles, lors de ma première sortie de corps je n’avais pas le sentiment d’avoir fauté… Pourtant, ces deux épisodes devaient bien me signifier quelque chose d’important. Il fallait - je le sais aujourd’hui - que j’arrive à identifier que Pierre, mon amoureux de l’époque, n’était pas pour moi : tout d’abord, il avait six ans de plus et à l’adolescence ça compte, d’où les inquiétudes (inutiles) de ma mère car ce garçon m’a toujours respectée. Mais il avait un gros défaut : il critiquait de façon limite ma famille et, intuitivement, ma génitrice savait que ce couple ne pourrait jamais marcher en raison de cette hostilité gratuite de Pierre. Il était issu d’un milieu extrêmement modeste, avait le grand mérite de vouloir s’en sortir mais la bourgeoisie le rendant malade, j’en faisais les frais. Et je pense que si j’étais allée plus loin avec lui, les choses auraient pu dégénérer. Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, un point c’est tout. Ma mère a d’ailleurs certainement contribué à l’arrêt de notre relation juvénile et, très inconsciemment, j’intégrai que les mésalliances (psychiques) peuvent être lourdes de conséquences néfastes. Lourdes peut me permettre d’envisager l’autre hypothèse que ces deux sorties de corps m’ont permis d’établir : mon attirance progressive pour la spiritualité, avec tout ce que ce registre véhicule de respect de l’humanité. Ainsi ai-je pu assimiler les principes d’éducation et de morale qui m’avaient été transmis par ma famille mais que je ressentais jusque-là comme des obligations à appliquer. L’évolution de mon chemin vers la spiritualité m’a apporté beaucoup plus que des diktats : le sens de ma vie s’imposait chaque jour davantage, réalisant - sans aucune mégalomanie - que mon passage sur terre pouvait avoir aussi comme but d’aider ceux qui peinaient dans des domaines aisés pour moi. En outre, mes nouveaux réflexes quotidiens participèrent tranquillement à me faire envisager que ce même passage sur terre prépare à une autre dimension - la vie après la vie -. Ainsi, j’ai acquis la conscience que moins je fais de mal de mon vivant et mieux mon âme pourra continuer à aider quand mon corps m’aura quittée. Dans ce raisonnement, on pourrait y déceler une forme de lâcheté mais, sincèrement, en ce qui me concerne, j’ai assurément trouvé le sens de ma vie : aider (même si mes moyens peuvent parfois être très modestes), aider jusqu’au dernier souffle… Et Madeleine dans tout ça ? À sa façon et même si en mûrissant, puis en vieillissant, je devais me rendre à l’évidence, constatant qu’elle avait pernicieusement contribué à semer la zizanie dans ma famille maternelle, cette tante - qui œuvrait dans le social - faisait beaucoup de bénévolat, sincère je le pense. Voilà maintenant plus de trente ans que je fais aussi du bénévolat et je suis convaincue que je le dois à cette femme très ambivalente mais qui me fascinait aussi dans cette singularité. En résumé, le miroir existentiel insiste pour que nous séparions l’ivraie du bon grain, quelle qu’en soit l’apparence. Quant à mes sorties de corps, elles ont largement contribué, de surcroît, à m’apprendre à pardonner à un entourage qui a (eu) nécessité de me bousculer… |
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